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Il est vrai qu’à ses débuts cette révolution eut les allures d’un de ces “événements historiques” que nous ne connaissions que trop bien : c’était l’affaire des journaux et, tout au plus, une question d’atmosphère.
Les nazis célèbrent le 30 janvier comme jour de leur révolution. À tort. Le 30 janvier 1933 n’apporta pas de révolution, mais un changement de gouvernement. Hitler devint chancelier, d’ailleurs nullement en qualité de chef d’un cabinet nazi (outre lui, le gouvernement ne comportait que deux nazis), et prêta serment à la constitution de Weimar. Selon l’opinion générale, les vainqueurs du jour n’étaient en aucune façon les nazis, mais les gens de la droite bourgeoise, qui avaient réussi à “mettre les nazis dans leur poche” et occupaient tous les postes clefs du gouvernement. Au point de vue du droit constitutionnel, l’événement était bien plus normal et bien moins révolutionnaire que la plupart de ceux qui s’étaient produits au cours de l’année passée. Et la journée s’écoula sans le moindre signe extérieur de révolution, à moins qu’on ne tienne pour tel le cortège de nazis défilant aux flambeaux sur la Wilhelmstrasse et une escarmouche nocturne en banlieue.
Pour nous autres, le 30 janvier se résuma à la lecture des journaux et aux sentiments qu’elle nous inspira.
Le matin, ils titrèrent : “Hitler convoqué chez le président du Reich”, et nous éprouvâmes une certaine irritation nerveuse et impuissante. Hitler avait déjà été convoqué chez le président en août et en novembre et s’était vu offrir le poste de vice-chancelier, puis de chancelier : chaque fois, il avait posé des conditions inacceptables, et, chaque fois, on avait solennellement déclaré : “Jamais plus…” Le “jamais plus” durait trois mois. Dès cette époque, en Allemagne, les adversaires de Hitler avaient cette manie, qu’a aujourd’hui le monde entier, de lui offrir ce qu’il désirait, obstinément et à vil prix, le lui imposant presque. À chaque fois, cet appeasement était solennellement abjuré, et dès que l’occasion se présentait il renaissait joyeusement de ses cendres – exactement comme aujourd’hui. Alors comme aujourd’hui, le seul espoir qui nous restait était l’aveuglement de Hitler lui-même. Ne finirait-il pas par épuiser même la patience de ses adversaires ? Alors comme aujourd’hui, on a pu voir qu’elle était inépuisable…
À midi, les journaux titraient : “Hitler exige trop.” On hochait la tête, à demi rassuré. Très plausible. Exiger moins que trop n’aurait pas été conforme à sa nature. Le calice s’éloignait une fois de plus. Hitler, dernier rempart contre Hitler.
Vers cinq heures arrivaient les journaux du soir : “Gouvernement d’union nationale – Hitler chancelier.”
Je ne sais pas exactement quelle fut la première réaction générale. La mienne fut la bonne pendant une minute environ : je fus glacé de terreur. Certes, c’était “dans l’air” depuis longtemps. Il fallait s’y attendre. Et pourtant, c’était tellement irréel. Tellement incroyable, maintenant qu’on le voyait noir sur blanc. “Hitler-chancelier…” L’espace d’un instant, je sentis presque physiquement l’odeur de sang et de boue qui flottait autour de cet homme, je perçus quelque chose comme l’approche à la fois dangereuse et révulsante d’un animal prédateur – une grosse patte sale qui plaquait ses griffes acérées sur mon visage.
Puis je me secouai, fis une tentative pour sourire et réfléchir, et trouvai en effet toutes les raisons de me rassurer.
Le soir, je discutai avec mon père des perspectives du nouveau gouvernement ; nous étions d’accord pour estimer qu’il aurait certainement l’occasion de faire pas mal de dégâts, mais guère de chances de se maintenir longtemps au pouvoir. Un gouvernement réactionnaire dans son ensemble, avec Hitler comme porte-parole. Ce supplément mis à part, il se distinguait peu des deux derniers qui avaient suivi Brüning. Même avec les nazis, il n’aurait pas de majorité parlementaire. D’accord, on pouvait toujours dissoudre le Reichstag. Mais, même dans la population, le gouvernement avait nettement la majorité contre lui, notamment le bloc des ouvriers qui, après les revers humiliants des sociaux-démocrates modérés, voterait probablement communiste. Bien sûr, on pouvait interdire les communistes. Ils n’en deviendraient que plus dangereux. Entre-temps, le gouvernement prendrait des mesures sociales et culturelles réactionnaires, comme avant, sans doute plus radicales qu’avant, et en outre des mesures antisémites pour complaire à Hitler. Ce n’est pas ainsi qu’il rallierait ses adversaires. Vis-à-vis de l’étranger, sans doute une politique arrogante et autoritaire, peut-être une tentative de réarmement. Si bien que, en plus des soixante pour cent d’Allemands opposés au gouvernement, l’étranger ne pourrait manquer de se liguer automatiquement contre lui. Et en plus, qui étaient ces gens qui s’étaient mis brusquement à voter nazi depuis trois ans ? Pour la plupart des indécis, des victimes de la propagande, une masse fluctuante. Dès les premières déceptions, ils se disperseraient. Non, tout compte fait, ce gouvernement n’était pas un motif d’inquiétude. On pouvait juste se demander ce qui viendrait après lui, et peut-être craindre qu’il n’aille jusqu’à la guerre civile. Les communistes étaient capables de frapper avant de se laisser interdire.
Le lendemain, il s’avéra que ce pronostic était aussi celui de la presse intelligente. Il est curieux que la lecture en paraisse convaincante encore aujourd’hui, alors qu’on sait ce qui s’est passé. Comment les choses ont-elles pu prendre un cours aussi différent ? Peut-être justement parce que tout le monde était convaincu que c’était impossible, que nous nous y sommes aveuglément fiés, et que nous n’avons rien envisagé pour, le cas échéant, empêcher que cela fut possible ?
Tout ce qui se produisit pendant le mois de février se limita, là encore, aux nouvelles parues dans les journaux – c’est-à-dire que les choses se jouaient dans une sphère qui, pour quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population, perdrait toute réalité au cas où les journaux viendraient à manquer. Certes, dans cette sphère, il se passait bien des choses : le Reichstag fut dissous, puis le parlement de Prusse, ce qui constituait de la part de Hindenburg une violation flagrante de la constitution. Les nazis firent valser les hauts fonctionnaires, et régner la terreur dans la campagne électorale. Il faut avouer qu’ils ne se gênaient plus : leurs troupes faisaient régulièrement irruption dans les réunions électorales des autres partis, ils abattaient presque chaque jour un ou deux adversaires politiques, dans une banlieue de Berlin, ils mirent un jour le feu à la maison d’une famille de sociaux-démocrates, qui fut entièrement détruite. Le nouveau ministre de l’Intérieur de Prusse, un certain capitaine Hermann Göring, promulgua un décret insensé qui prescrivait à la police, en cas d’affrontement, de prendre automatiquement le parti des nazis sans examiner les responsabilités et de tirer sur les autres sans sommation ; peu après, on prit des SA pour former une “police auxiliaire”.
Mais enfin, on lisait tout cela dans les journaux. Avec ses yeux et ses oreilles, on ne voyait ni n’entendait pas grand-chose de plus que ce qu’on avait vu et entendu les années précédentes. Des uniformes bruns dans les rues, des marches, des Heil ! poussés à pleine gorge – et pour le reste business as usual. Au Kammergericht, la Cour suprême de Prusse où je travaillais comme référendaire, le cours de la justice n’était en rien modifié par les décrets ineptes du ministre de l’Intérieur. On pouvait bien, selon les journaux, faire fi de la constitution, mais chaque article du Code civil restait en vigueur, et on le passait au crible aussi minutieusement que jamais. Où était la réalité ? Le chancelier pouvait bien invectiver quotidiennement les juifs dans des discours haineux : un conseiller juif siégeait comme devant dans notre chambre, prononçait des sentences subtiles et consciencieuses, et ces sentences étaient valables, tout l’appareil d’État se mettait en branle pour les appliquer – même si son chef suprême traitait chaque jour leur auteur de “parasite”, de “sous-homme” ou de “peste”. Qui se rendait ridicule ? Contre qui se tournait l’ironie de la situation ?
Rien que ce fonctionnement imperturbable de la justice, mais aussi le fait que la vie continuait comme avant, j’avoue que j’avais tendance à ressentir cela comme un triomphe sur les nazis. Ils pouvaient bien se comporter comme de bruyants sauvages, ils ne faisaient tout au plus qu’agiter la surface politique ; l’océan de la vraie vie n’était pas perturbé en profondeur.
N’était-il vraiment pas perturbé ? N’y sentait-on pas déjà comme un frémissement causé par les tourbillons de la surface ? Les discussions politiques privées vibraient d’une tension nouvelle, soudain intransigeantes, prêtes à dégénérer en haine – et pourquoi ne pouvait-on s’empêcher de penser à la politique toujours et en tout lieu ? Il semblait que d’un seul coup ce fut déjà afficher ses opinions politiques que de prétendre mener une vie normale à l’écart de la politique. N’était-ce pas là une étrange influence de la politique sur la vie privée ?
Quoi qu’il en fût, je me cramponnais encore à cette vie normale à l’écart de la politique. Il n’existait pas de position à partir de laquelle j’eusse pu combattre les nazis. Au moins ne voulais-je pas me laisser déranger par eux. Il y avait même peut-être une certaine provocation à choisir ce moment pour me rendre à un grand bal masqué, bien que je n’eusse pas précisément l’humeur carnavalesque. Mais on allait bien voir si les nazis pouvaient troubler le carnaval !